Déchéance !

Autres nouvelles
Le cube

Déchéance !
par CerberusXt

Olivier Zelasky détesta instantanément sa loge. Le papier peint défraîchi rivalisait avec le sol en linoléum gondolé pour rendre l'ensemble le plus misérable possible. Même le traditionnel miroir mural faisait peine à voir. Les quelques ampoules encore fonctionnelles qui cerclaient son cadre exagéraient les multiples rayures balafrant sa surface.

- "J'imagine qu'il ne fallait pas trop espérer d'un talk-show stupide diffusé au milieu de la nuit sur une chaine câblée. Tant que le plateau brille, on se fout bien de la gueule des coulisses" maugréa Zelasky entre ses dents avant de se vautrer dans le seul fauteuil de la pièce, une relique vieillissante en cuir aux accoudoirs élimés.

Le plus étouffant dans cette loge, constata-t-il, n'était pas tant l'atmosphère chargée d'une odeur acre de sueur et de tabac froid que le poids des souvenirs qu'elle faisait ressurgir en lui. Souvenirs qui ne semblaient même plus lui appartenir. A l'apogée de sa gloire, lorsque les télévisions du monde entier s'arrachaient sa présence à coup de milliers de dollars, personne n'aurait osé parquer le grand Zelasky dans une loge indigne d'une foire aux bestiaux, se remémora-t-il amèrement. Il avait alors pas moins de 40 personnes entièrement dédiées à son bien-être qui auraient remué ciel et terre en poussant de grands cris d'orfraie à la vue de sa situation actuelle, quitte à intenter des procès ou à démolir la loge pour la reconstruire à mains nues. Mais la gloire est une ingrate et le grand patron devient un simple quidam d'un claquement d'audimat.

- "Pourquoi ai-je accepté de participer à cette émission merdique dans ce trou pourri ?" cracha Zelasky à la cantonade, brisant le silence ouaté de la loge. Quelle question idiote ! Il savait très bien pourquoi il faisait cela.

- "Tu te raccroches aux dernières parcelles de ta célébrité ! Tu tuerais pour quelques minutes de plus sous la lumière, t'es vraiment devenu une grosse merde pathétique" se flagella-t-il mentalement.

Son regard transperçait son reflet dans le miroir. Il s'observa. Il n'était plus que l'ombre de lui-même, sa vie de débauche et sa lente descente aux enfers dans les affres de l'anonymat lui avaient fait payer un lourd tribut. Trop lourd sans doute. Ses joues tombantes piquetées par la drogue, sa peau tavelée par l'alcool et son double menton, vestige des restaurants de luxe, étaient les seuls héritages de ses excès passés. L'amertume des années se lisait dans son regard.

***

Noyés dans ses sombres pensées, Zelasky sursauta lorsqu'un technicien, micro-casque vissé sur une touffe de cheveux blonds et sourire charmeur à la limite du carnassier, glissa sa tête par l'entrebâillement de la porte. Il n'ouvrit pas la bouche, n'émit absolument aucun son et pourtant, le message parvint, clair et net, directement dans la tête de l'ex-star. Sa boite crânienne vibra sous l'impact psychique.

*Le staff make-up va s'occuper de vous dans quelques minutes*.

Merde, encore un de ces branleurs de Télépathe.

- "Eh pauvre con ! Une bouche c'est pas uniquement pour manger et sucer des bites !" l'invectiva Zelasky.

Sa hargne en fit résonner la pièce. Il n'avait jamais aimé les Télépathes. Ces petits péteux trop feignants pour articuler des mots lui donnaient des envies de violence. Surtout lorsqu'ils s'amusaient à envahir le cerveau des gens sans leur demander leur avis. Il les évitait tant qu'il le pouvait et les insultait le reste du temps. Le technicien haussa les épaules avant de s'éloigner sans un mot, trop habitué aux frasques des "stars" pour s'émouvoir de leurs sautes d'humeurs.

- "Enfoirés de sans-gênes, manquerait plus qu'ils puissent lire mes pensées" grinça Zelasky. Un frisson d'angoisse secoua son corps flasque.

***

Comme promis par le Télépathe, le "staff make-up" se glissa dans la loge quelques minutes plus tard. Celui-ci était composé de deux femmes, une grande blonde rachitique suivie de près par une brunette boulotte.

- "Génial, les Laurel et Hardy du relooking !" ricana Zelasky qui n'avait pas pris la peine de se retourner et observait les arrivantes dans le miroir.

- "L'émission va bientôt démarrer, nous sommes là pour vous préparer" annonça la plus grande, impassible.

Sans attendre de réponse, elle se coula derrière Zelasky et posa ses mains de chaque côté de son crane. Les yeux fermés, elle exerça une légère pression au niveau des tempes. Il senti des picotements ondoyer à la surface de son cuir chevelu et il perçut, plus qu'il ne vit, ses cheveux pousser instantanément de trois bons centimètres. En un clin d'œil, la brosse poivre et sel qui lui servait de tignasse s'était transformée en un élégant brushing taillé au cordeau. La prouesse le laissa ébahi quelques secondes. Bien qu'il ait profité des talents de nombreuses Capilonésiques par le passé, voir leur pouvoir à l'œuvre n'avait jamais cessé de l'émerveiller.

- "Est-ce-que cela vous convient Monsieur ?"
- "C'est parfait", confirma Zelasky avant d'ajouter mentalement "Dommage que l'effet disparaisse en moins de vingt-quatre heures".

Avisant la petite brunette qui était restée en retrait pendant sa séance de coiffure éclair, il lança

- "Eh, toi ! C'est quoi ton truc ? Tu es super muette ? Tu es capable de rester immobile pendant des semaines ?? Arrête de glander et actives toi un peu."

Malgré le regard noir qu'elle lui lança, la jeune femme ne répliqua pas. Elle se contenta d'approcher, un pot en métal dans une main, une éponge dans l'autre. Le pot contenait une poudre blanche qu'elle entreprit d'appliquer en fine pellicule sur le visage de Zelasky. Il ne broncha pas en dépit des particules qui lui irritaient le nez. Une fois peinturluré, la maquilleuse appliqua délicatement un doigt sur son menton. Ce simple contact envoya une douce vague de chaleur sur son épiderme. La poudre blanche se colora progressivement, rehaussant à la perfection sa teinte de peau pour en cacher les défauts. Déplaçant son doigt sur chacune de ses joues, la maquilleuse y ajouta un soupçon de couleur carmin.

- "Ça vous donnera l'air plus aimable" précisa-t-elle acide.

Zelasky sourit. Pour son plus grand malheur, il avait toujours préféré les femmes ayant du mordant. Cette simple pensée fit ressurgir en lui les souvenirs douloureux de celle qu'il cherchait, en vain, à oublier. Anathael, la somptueuse Anathael, rencontrée dans les coulisses d'une émission de variété banale. A l'époque, il avait beaucoup de femmes à ses pieds mais aucune ne l'intéressait vraiment. Il les trouvait trop lisses, trop niaises ou, pire, trop aveuglées par l'auréole de sa gloire pour parvenir à apprécier autre chose que leur corps le temps d'une nuit. Elles aimaient toutes l'image mais pas l'homme et Zelasky en souffrait. Anathael, elle, était différente. Elle savait voir au-delà des apparences et n'hésitait pas le remettre à sa place lorsqu'il le fallait. Du moins, c'est ce qu'elle lui laissa croire, juste assez longtemps pour l'épouser.

Sa vie bascula le soir des noces. Alors qu'il portait sa nouvelle femme jusque dans la chambre de sa gigantesque villa, son apparence changea du tout au tout. Comme un ballon de baudruche son corps svelte se boursoufla, son visage habituellement si doux se durcit et ses yeux s'enfoncèrent lentement dans la masse graisseuse de ses orbites. Zelasky la lâcha de terreur. Devant lui se tenait la femme la plus horrible qu'il ait jamais pu imaginer, comme si quelque monstre adipeux venait de dévorer sa sublime Anathael. Pétrifié d'effroi, il entendit comme dans un demi rêve la chose lui parler d'une voix suintante.

- "Surprenant n'est-ce pas mon chéri ? Il va falloir t'y habituer parce que désormais, quand nous serons en privé, je prendrais cette apparence. Non pas qu'elle me plaise particulièrement, j'en ai de bien plus jolies en stock, mais cela m'évitera d'avoir à supporter tes écoeurantes avances. J'ai bien voulu faire semblant d'y prendre plaisir le temps de t'appâter mais c'est au-dessus de mes forces maintenant." le morceau de chair flasque qui avait été sa femme sembla réflechir quelques secondes avant de reprendre son monologue "tu ouvres de grands yeux étonnés mais tu sais, les personnes dans ton genre sont d'un prévisible, tu aurais dû bien plus te méfier. Il a suffit que je me fasse belle et que je prétende t'aimer pour autre chose que ta gloire et le tour était joué. Pathétique, vraiment pathétique. Enfin, ne t'inquiètes pas pour ton image, en public je resterais encore et toujours la sublime Anathael". A ces mots la chose fit mine de s'éloigner avant de se retourner pour planter un dernier poignard dans le coeur de son amant "Préviens moi quand tu voudras demander le divorce, mon amour !"

La perverse avait tout prévu. Zelasky vécu un enfer pendant près de six mois avant de craquer et demander le divorce. Côtoyer la femme qu'il aimait le jour tout en sachant qu'elle redeviendrait un monstre le soir était insupportable. Anathael joua parfaitement son rôle de femme éplorée et l'obligea à accepter toutes les conditions de la rupture à son avantage. Du jour au lendemain, Zelasky se trouva sans un sous mais avec une haine croissante pour le genre humain.

L'agitation de la loge le fit sortir de sa rêverie. Les deux membres du "staff make-up" commencaient à prendre la direction de la sortie.

- "Une Capilonésique coiffeuse et une Chromatopathe maquilleuse. Quelle folle originalité dans vos choix de carrière mesdames." lança-t-il sans se rendre compte du dédain qui perçait dans ce qu'il pensait n'être qu'une boutade. Cela faisait trop longtemps qu'il avait perdu le mode d'emploi pour être aimable. Aucune des deux femmes ne daigna lui répondre. Elles s'éclipsèrent sans un bruit.

***

Le technicien Télépathe, qui devait attendre en embuscade dans le couloir, pointa sa sale tête de blondinet.

- "J'arrive ducon !" cracha Zelasky pour tenter de couper court à toute intrusion mentale.

*Très bien Monsieur*

Connard de mesquin ! Il avait volontairement amplifié sa transmission Télépathique. L'impact psychique vrilla son crâne, manquant de le faire vomir. Son cerveau avait perdu pied pendant une fraction de seconde. Encore groggy, il ne pensa même pas à insulter le technicien et se borna à le suivre, machinalement, jusqu'à l'entrée du studio où il l'abandonna.

- "Enfoiré de Télépathe de mes deux !" beugla Zelasky qui commencait à reprendre ses esprits "j'ai encore deux trois contacts qui seront ravis de t'enfoncer ton arrogance dans le cul". Il savait qu'il n'en ferait rien mais cela atténuait le feu de sa cuisante humiliation. Et puis, insulter ces merdeux est un plaisir sans cesse renouvelé, pensa-t-il.

***

Un grand brouhaha accueilli l'arrivée de Zelasky sur le plateau de l'émission. Le public, installé dans un large hémicycle, scanda son nom en martelant le sol en rythme. Cette hystérie collective devait autant aux dernières bribes de son énorme notoriété qu'au chauffeur de salle particulièrement déchainé. Celui-ci prenait d'ailleurs son métier un peu trop au pied de la lettre puisqu'il jonglait avec de véritables boules de feu.

- "Faut vraiment être dingue pour coller un Pyromancien si près du public" nota Zelasky, "ces malades sont capables de cramer tout le monde d'un simple éternuement"

Le présentateur, un certain Yves Dugard, était déjà installé dans un des deux énormes fauteuils bordant un plateau central en métal brossé. Une myriade de lampes multicolores en faisait scintiller la surface. Apercevant son invité, il lui fit signe de prendre place dans le siège opposé d'un geste vif de la main.

- "Ravi de vous recevoir dans mon émission M. Zelasky, j'ai toujours rêvé de vous rencontrer en vrai, vous permettez que je vous serre la main" demanda le présentateur tout sourire.

- "Euh, oui, bien sûr"

Le présentateur tendit alors sa main. Une lame de dégout transperça Zelasky : pour l'atteindre par-dessus la table, le présentateur venait d'allonger son bras de trois mètres.

- "Putain de merde, un Polymorphe. C'est vraiment pas ma journée. Moi qui croyait que ces mecs là étaient juste bon à bosser dans les BTP ou à servir de balançoire humaine." s'invectiva-t-il.

Obligé de faire bonne figure, Zelasky serra du bout des doigts le morceau de chair flasque tendu par l'animateur. Une demi seconde, pas plus. Il s'empressa de retirer sa main, retenant une folle envie de l'essuyer contre son pantalon. Dugard ne sembla rien remarquer.

- "Toujours près à te prostituer pour un peu de gloire à ce que je vois" lui chuchota sa voix intérieure.

L'atmosphère du studio s'électrisa soudainement. Un technicien se pencha sur l'épaule de l'animateur pour lui chuchoter quelque chose. Celui-ci se raidit, tria les deux trois fiches disposées devant lui et réajusta rapidement son oreillette. L'émission allait enfin commencer. Une voix s'éleva depuis la régie.

- "Attention, direct dans 5, 4, 3, 2, 1"

Démarrage du jingle. Lancement des prompteurs. Regard faussement concerné de l'animateur.

- "Chers téléspectateurs bonsoir. Ce soir une émission évènement puisque j'ai l'immense honneur d'accueillir celui que l'on ne présente plus. Il ne s'agit ni plus ni moins que du grand ! De l'unique ! Oooooooliiiiiiivier Zelaaaaaaaaasky ! Le seul être humain de l'univers qui ne possède strictement aucun pouvoir !"

Rugissement des mains qui s'entrechoquent. Sourires crispés.

- "Oyez oyez bonnes dames et gentils damoiseaux ! Venez admirer l'homme le plus inutile du monde" pensa Zelasky

FIN


COMMENTAIRES :

Un petit commentaire ou deux pour manjer ! Toutes critiques constructives est la bienvenue alors n'hésitez pas à venir dire que j'écris de la grosse merde. Du moment que c'est argumenté c'est yabon ("parce que t'es moche" n'est pas un argument).